C’était en début d’après-midi, juste un peu avant le réveillon du premier de l’an. Le rendez-vous est pris pour le 2 janvier.
“À jeudi donc, comme ça, on se fera la bise pour la nouvelle année. Je mets un mot sur la porte du frigidaire”.
La voix est enjouée, le ton humoristique. L’accent n’est pas “chantant” comme celui de la région. Malgré tout, je sens tout de suite à travers le combiné téléphonique, quelqu’un de chaleureux et d’ouvert. J’avais entraperçu le gaillard à la carrure de lutteur quelques jours auparavant. Et ce matin, sous un ciel humide je suis là, devant une superbe porte en chêne ornée de ferrures noires. Jean-Pierre Henninger, forgeron à Brantes (Vaucluse), m’attend tout en préparant le poèle à bois.
Le feu est bien vite allumé avec le poste à soudure. Tout en me racontant un peu son parcours et son arrivée il y a quarante ans au village, l’homme s’affaire autour de la forge muette et encore froide. Quelques pelletées de lignite rassemblées autour d’un foyer creusé dans la brique réfractaire et bientôt, la forge s’anime, le feu se met à danser droit dans l’air. Pendant une heure, nous nous retrouvons dans le même temps, celui d’avant, celui de notre jeunesse. Études d’arts appliqués pour l’un, les arts déco pour l’autre, une passion partagée pour la bande dessinée, les cheveux longs et “peace and love”. Je m’attarde un peu du regard sur les murs de la forge. Ici, ils sont chargés d’outils portant les signes d’une longue vie, là, impeccablement rangées, des boîtes doivent contenir des “préciosités”. Des barres d’acier posées debout contre un mur semblent attendre les halebardiers. Il y a beaucoup d’ordre dans tout cet étalage d’acier. Normal pour un “alsacien” me lance Jean-Pierre Henninger avec un sourire de connivence.
Le forgeron prépare son travail pour la matinée. Il mesure, marque le fer d’un coup de pointeau l’endroit précis où tout à l’heure il perforera à cœur la barre d’acier. La pièce à forger est plongée dans la flamme vivante. Noir, brun, rouge, le métal se pare des couleurs du feu, se fond dans une gamme chatoyante. Au rouge sombre, un coup de ciseau à froid entame le métal d’une entaille profonde pour marquer l’emplacement du futur trou forgé. À sa plus haute température, l’acier devenu blanc perd toute sa rigidité. À la limite de la fusion, l’acier maléable s’ouvre, se tord telle la guimauve. De quelques coups de massette bien ajustés le ciseau transperce la barre. Les bélugues fusent alentour sur le tas de la forge. Le métal torturé, gonflé par le feu est rectifié, réaligné par l’œil expert de l’artisan.
Entre chaque ouvrage ou opération, nous discutons de tout et de rien. De ce métier de forgeron que personne sans doute ne reprendra. Une perte pour le village. C’est un savoir ancestral qui disparaît chaque jour un peu partout dans notre société trop industrialisée. La forge avec son feu est aussi un peu un cœur qui bat. Le martellement de l’acier résonne dans les ruelles en contrebas du village. On se dit : “tiens, Jean-Pierre est à sa forge !”. Le voisin passe avec ses courses encore sous le bras histoire de dire bonjour. Les deux amis échangent quelques nouvelles là, bien au chaud devant le feu, en ce mois de janvier. La neige n’est pas loin. Juste en face sur le versant nord du Ventoux, à quelques jets de pierres. Un photographe est monté ce matin par les pentes ravinées en espérant saisir quelques mouflons à travers son téléobjectif.
Une nouvelle pièce d’acier est mise au feu. Jean-Pierre ramène un peu le lignite au plus près de la barre à ouvrager. Quand l’acier a atteint sa couleur, il saisit la barre brûlante aidé de son gant au pouce maintes fois consolidé. Le métal docile, s’écrase au rythme cadencé et monotone du pilon. “Pong ! Pong ! Pong !”. En quelques coups, la barre carrée se transforme en une sorte d’épée à la lame grossière. Plusieurs tonnes pèsent sur l’acier aminci, affiné peu à peu, forgé pour réaliser le départ d’une volute sur le faux rouleau.
J’admire la beauté des innombrables outils dont l’acier poli, renvoie l’éclat de la lumière du jour. Jean-Pierre me montre des pinces de forge :
“— Celles-là, je les ai forgées moi-même. De toute façon, les formes, les outils, il faut se les fabriquer dans la plupart des cas. Voilà, ça c’est un marteau avec un manche en cornouiller que j’ai fabriqué en 1960…et je l’ai toujours. Même le manche est d’origine.”
Je suis admiratif.
L’étau de forge est superbe. L’outil est non seulement fonctionnel, mais aussi ouvragé. Son embase dessine un cœur que transpercent trois boulons d’acier. L’ensemble est solidement ancré dans le sol en béton. Rejetés dans l’encadrement d’une fenêtre, quelques mécanismes d’horlogerie poussiéreux, ont servi de modèle à la réalisation d’une rotissoire. Le temps semble s’être arrêté et pourtant il défile bel et bien. L’artisan a coupé la soufflerie de sa forge et déposé son ouvrage encore rouge sur le sol. Il est l’heure du déjeûner. L’acier refroidira tranquillement pendant ce temps. Pour l’instant, un petit “kir” nous fera le plus grand bien et je sais déjà de nous deux qui le mérite le plus. Merci à Jean-Pierre Henninger pour son accueil, ses explications, sa patience face à un insatiable curieux. Que vive longtemps pour notre plus grand bonheur, l’harmonie intelligente de la main et de l’esprit.
Jean-Pierre Henninger
Forgeron
84390 Brantes
Tel. : 04.75.28.07.40
Notre société est de plus en plus industrialisée et le résultat donne des produits de plus en plus impersonnels. L’individu est aussi un peu responsable de cet état de fait quand on sait que la grande majorité des gens souhaitent posséder exactement ce que possède le voisin. L’uniformité semble rassurer le plus grand nombre. Défendre l’artisanat, (qu’il soit d’art ou pas…) c’est choisir un monde fondé sur l’originalité et le produit unique 😉
C’est là le vrai dommage, perdre de plus en plus cet amour des beaux ouvrages, du savoir appliqué … perte irrémédiable bien souvent. Au secours, sauvez ces artisans, ces artistes et réalisateurs, ceux qui tirent à l’extérieur la beauté intérieur d’un bête morceau de ferraille.
Merci. Je suis ravi d’avoir réussi à rendre le portrait de Jean-Pierre fidèle à ce que vous aviez ressenti 😉
Je suis tombé sur ce reportage un peu par hasard et je suis séduit! Depuis 20 ans que je côtoie cet artisan qui est devenu un ami et maître d’apprentissage c’est la première fois que je lis un portrait si proche de ce que j’ai ressenti la première fois que je l’ai vu. Félicitations pour les photos magnifiques parfaitement servies par le texte
Beau reportage photo et texte sur un métier artisanal dont le savoir faire risque hélas de disparaître avec la retraite de son artisan
Toujours intéressantes tes rencontres !!
Un plaisir à lire, à voir.
Bravo Serge
Tu racontes toujours aussi bien avec tes images et tes mots, le sujet est magnifique, le personnage aussi ! Revenant d’un voyage au Brésil, j’espère trouver 19 photos aussi réussies dans mon bagage numérique !!!
Quel beau parcours et quelle joie dans le travail de la matière si dure mais si domptable. Images et texte nous dévoilent beaucoup. Merci Serge pour cette découverte.
Venant d’ horizons semblables ( arts décos, arts appliqués ) deux destins si différents et pourtant si proches , par le regard et la création artisanale de ces deux messieurs ( Serge et Jean -Pierre ) talentueux sans prétentions , ils sont aux services de leur art , travaillant , transpirant …bien éloignés des cercles mondains trop souvent stériles et faisant fuir les vrais artistes .
Merci Serge belle page de vie 🙂
Je ne m’attendais pas du tout à un si beau travail sur ce reportage !!! Comme d’habitude photos et texte sont super.
Félicitations Serge . Bises.
Je dois dire que depuis un mois , j’attendais quelques belles photos et ce reportage sur un Forgeron est magnifique avec le texte.