Mon père est né en 1913 à Alcazaren, dans un petit village d’Espagne. Fils d’Antonio et de Nemesia. La famille compte cinq enfants, quatre frères et une sœur, la plus jeune de la fratrie, protégée par des garçons tout à ses petits soins.
À cette époque-là, une bonne partie du peuple espagnol vit dans la misère. Je retiens cette phrase que mon père me répétait, lorsqu’il m’arrivait de me plaindre de ma situation : “En Espagne, nous n’avions que des pierres à manger. Il n’y avait rien à faire. Notre maison possédait une cour carrée faite de poussière où gamins nous traînions pieds nus au soleil !”.
Il aura sans doute fallu beaucoup de courage et pas grand chose à perdre pour que toute la famille franchisse les Pyrénées dès 1918, en direction des Landes. Un exode patriarcal bien avant les premiers réfugiés et exilés républicains que la guerre d’Espagne déversera sur le sud de la France en 1939.
Mon grand-père paternel, trouve un labeur dans la forêt landaise. Il sera charbonnier, résinier, collectant la sève d’or des grands pins. Cette résine liquide et odorante fut sans aucun doute le plus grand trésor que mon grand-père dût posséder. Frères et sœurs ne parlent pas un mot de Français, ne savent ni lire, ni écrire. Bien vite scolarisés, c’est un peu de leur liberté qu’on leur prend. Les liens familiaux se ressèrent face à l’inconnu. Les quatre frères font corps et apprennent à se faire respecter par les autres gamins, mieux nantis. Pour une insulte, un manque de respect, ils font le coup de poing quand nécessaire. Ainsi va la petite enfance, l’adolescence et l’apprentissage de la vie adulte.
Ma mère Rita, est née en 1921 à Sarego un village en Vénétie, au nord de l’Italie. Pour des raisons professionnelles, son père Benvenuto quitte l’Italie, et embarque sa famille pour le sud-ouest de la France.
C’est là que mes parents se rencontrent pour la première fois. Les jours sont doux et lumineux. La mer et ses immenses plages, le soleil, le foisonnement de la mauve bruyère dans la forêt landaise, sont autant d’appels favorisant l’insouciance des jeunes gens.
Mais, des hommes ailleurs, en décident autrement et bousculent les événements. De simple rumeur, la guerre passe à la cruelle réalité.
En Italie, Mussolini est au pouvoir. Toute la famille italienne reprend le train pour rejoindre sa terre natale en décembre 1940.
Mon père a 26 ans. Considéré comme étranger par l’administration, il ne peut prétendre rejoindre l’armée française. Face à la montée du facisme, il rejoint dès 1939 la légion étrangère comme “engagé volontaire”. Il combattra aux côtés de tirailleurs Sénagalais dont il me vantera toujours le courage. Il recevra la croix de guerre pour “très belle conduite” au feu pendant les combats du 18 et 19 juin 1940. Fait prisonnier quelques jours plus tard, malgré plusieurs tentatives de fuite, il terminera la guerre en Allemagne au stalag XI B de Fallingbostel. Il sera un prisonnier anonyme parmi les 80.000 prisonniers que comptera ce camp.
Libéré par les alliés en avril 1945, il part à la recherche de son amour de jeunesse dans une Italie en ruines. Sans doute dans la crainte d’une deuxième séparation, il épouse Rita sur place avant de revenir dans le Sud-Ouest en couple légitimement uni. Mes parents adoptent la nationalité française en 1950.
Du vivant de Franco, aucun membre de la famille ne mettra – ne serait-ce – un seul pied en Espagne. La France est leur seul et unique pays de cœur. Les insultes racistes que la maisonnée subira de temps à autre (fils et filles de macaronis ou d’espingouins) n’altèrera pas leur amour pour le pays. Mon père reconnaissait en la France, un pays qui l’avait sorti de la misère, lui avait permis de manger à sa faim, lui avait offert la possibilité de travailler en toute liberté, de penser et de s’exprimer sans crainte de représailles. En contrepartie, cette famille espagnole, depuis plus d’un demi siècle aura aussi donné de nombreux enfants, de nombreuses mains et esprits fondus aujourd’hui dans une France multiraciale.
Aujourd’hui, lorsque j’entends des voix “eructantes”, voulant nous faire croire que notre mal-être est dû à ces “gens venus d’ailleurs”-” des “pas comme nous” qui selon les dires “pénètrent chaque jour par milliers dans notre pays”, je ne peux malgré tout que me sentir un peu concerné. J’ai bien compris que c’est surtout vers “Rachid, Ahmed, Aïcha, ou Meimouna”, que les regards sont orientés. Mais demain, qui sait si “Nicu, Laurentiu, Mircea”, puis les “Juan, Albertino ou Agostina” ne seront pas eux aussi montrés du doigt. Il faut toujours trouver un coupable…”Adam, Déborah, Ismaël, Joshua” et tant de millions d’autres en ont déjà subi les conséquences par le passé. Sans être naïf sous prétexte de tolérance qui peut s’apparenter à du laxisme et accorder un blanc seing à tout et à n’importe quoi, il convient d’être vigilant afin de ne jamais devenir un jour, de par ses origines, le paria d’un “ordre nouveau”.