Naïa, la sorcière de Rochefort-en-Terre, photographiée par Charles Géniaux.
Depuis la nuit des temps, bien avant l’érection des menhirs des landes de Lanvaux, j’étais là. J’en ai rencontré des compagnies humaines avec ses cortèges de misère, ses espoirs déçus et ses ambitions destructrices. Je connais la destinée de chaque homme, de chaque femme, de chaque bête et de tout ce que Dieu a mis sur terre.
On me craint plus qu’on me respecte. À mon passage, on fait place. Les gens me tournent le dos et cachent leur parole dans le creux de la main de peur qu’elle ne s’échappe. Mais je sais ce qui se dit. Ceux là même qui me traitent de sorcière, sont les premiers à venir me consulter pour leurs affaires courantes. Beaucoup sont préoccupés par l’avenir de leur richesse. Ont t’ils fait le bon placement qui va les rendre beaucoup plus respectables aux yeux de la communauté. La cupidité rend aimable et hypocrite n’importe quel affairiste. Et cette tendron toute fraîche, qui me parvient encore tremblante et au bord de l’évanouissement, prête à tout pour conquérir le cœur d’un quelconque avorton. Je me souviens d’autant d’un vieux qui voulait connaître absolument l’heure de sa mort.
— Tu mourras le dimanche des Rameaux, lorsque sonnera la troisième sonnerie de la grand’messe ! Je lui ai dit comme ça.
Sitôt dit, sitôt le coquin fila chez le docteur de la ville tout effrayé.
— Docteur, docteur, je ne veux pas mourir. La sorcière m’a jeté un sort. Faites quelque chose, je vous en prie !
Le vieux était vigoureux et bien portant. Le médecin le rassura.
— Mais, vous n’allez pas mourir, je vous assure.
Cependant la terreur envahissait le vieillard. Une hallucination monstrueuse lui occupait tout l’esprit. De minute en minute il défaillait, devint blanc comme marbre et au premier coup de cloche s’accrocha au cou du médecin en le suppliant de le sauver. L’homme de santé essaya bien de le réconforter en vantant les capacités de sa science. Mais au deuxième tintement le vieux s’effondra mollement au sol. Quand le troisième carillon retentit le pauvre diable était mort. Les yeux dilatés, de la laideur qu’il avait entrevue avant le trépas.
Il ne faut pas jouer avec l’au-delà et encore moins défier la puissance de Gnâmi dont je suis l’humble servante. Gnâmi est un démon bien plus fort que la mort. Il est Celui qui peut, Celui qui veut, Celui qu’on ne voit pas !
Et contre lui, les carabins ne sont que de modestes mouches effrayées par l’odeur du vinaigre. Ça fait bien longtemps que je me tiens éloignée de la science morbide qui découpe les corps et épluche les cerveaux en pensant découvrir le sens de la vie. Je n’ai jamais aimé les médecins et ils me le rendent bien.
Depuis toujours, ils font une guerre méprisable aux pauvresses de mon genre en les accusant de tuer leurs malades par la persuasion. “Malfaisantes” clament t’ils à notre encontre. Leurs malades…ils me font rire. Comme si le pus qui infecte les corps et les âmes noires pouvait être extrait en absorbant une simple pastille. J’en ai sauvé des âmes venues à moi dans les profonds et obscurs souterrains du vieux château. J’en ai dévié des destins qui fonçaient tête baissée vers l’ultime rendez-vous. J’en ai redressé des tordus, raccommodé des brisés grâce à la science de mon père, le rebouteux de Malensac. Que sa mémoire soit honorée.
L’église aussi me regarde d’un mauvais œil. Je fais concurrence au curé paraît-il. En réalité quand je communique avec l’au-delà, le prince en jupe noire prétend que j’empiète sur son commerce. Combien donc se signent à mon apparition comme si j’étais le diable. Je ris de ce que ma silhouette provoque lorsque je file le long des ruelles grises. Nul ne saurait dire comment je peux fréquenter plusieurs endroits en même temps. Celui-ci m’a vu à Questembert et tel autre à Rochefort le même jour, à la même heure. Pourtant, je ne quitte jamais les ruines du château et c’est toujours là que l’on peut me trouver. On dit de moi que je n’ai pas d’âge, que personne ne m’a jamais vu manger. Mais les anges ont t’ils besoin de manger ? Alors !
Croyez moi, malgré mes yeux malades, blancs comme le lait d’un jeune bique, je les vois tous autant qu’ils sont. Apeurés et méfiants à mon égard. Curieux aussi, comme tous ces étrangers qui viennent de bien loin voir la sorcière de Rochefort en Terre. C’est ce maudit aubergiste qui les pousse vers ma retraite. Ma réputation lui profite à bien remplir sa bourse. Une fois, c’est un monsieur très bien qui est venu de Paris pour me photographier. Je m’en souviens très bien. Il se nommait Charles…Charles Géniaux même. En s’approchant de la vieille poterne où je me tenais avec mon bâton ferré en main, son jeune guide s’esquiva furtivement. Mon visiteur se retrouva seul.
— Bonjour, mon fils! je t’attendais. Assieds-toi donc sur cette pierre et causons.
Je sentis tout de suite sa stupéfaction de me trouver en pareil endroit.
— Ah ! ah! mon fils! tu voulais voir la sorcière ! Il m’expliqua son souhait de mieux me connaître.
— Oui, tu viens pour rire ensuite avec les autres!
Il protesta vivement et je me rendis compte de la sincérité de l’homme. Il m’expliqua vouloir faire des photographies de moi, .
— Non, non, pas aujourd’hui, je ne veux pas. Ainsi tu parleras de moi dans les journaux, et tu dessineras ma figure? Dis-leur aussi que je ne suis pas une sotte bonne femme, comme leurs somnambules de ville. J’ai la puissance, moi, et Gnâmi est plus fort que la mort!
Il était drôle après tout ce monsieur. Il me demanda si, avec la puissance, je possédais des richesses fabuleuses.
— Celui qui peut tout avoir n’a besoin de rien, lui dis-je.
Là-dessus, en lui signifiant congé, je lui promis solennellement de me mettre à sa disposition pour les photographies.
La semaine suivante, au jour fixé, il arriva au château avec son appareil sous le bras. Je le vis subir une soudaine averse et se réfugier sous l’ancien pont-levis. Je l’interpelai.
— Mon fils ! mon fils ! je t’ai deviné, et je sors de là- bas !
En jouant de la surprise, je me jetai à genoux devant lui, les bas levés dans la posture effrayante d’une évocation. Je m’amusai de son ahurissement.
— Tu vois, je ne suis pas méchante. Promets-moi de l’affirmer quand tu parleras de moi. Ah ! Ah ! Viens-t’en voir ce qu’ils appellent la cuisine de Naïa. Là, vois-tu cette ancienne cheminée du château ? Eh bien ! ces sots prétendent que je prépare en cet endroit ma nourriture, moi qui ne mange pas !
Je fis la pose avec plaisir. Finalement mon hôte était charmant et de bonne conversation. Voici ce qu’il écrivit par la suite dans un livre qu’il me consacra.
“Ensuite nous allâmes nous asseoir auprès de la niche enlierrée où je l’avais rencontrée la première fois. J’acquis la conviction que je me trouvais avec une femme intelligente et instruite; cette sorcière de campagne lisait même les journaux, et ses réflexions dénotaient du bon sens. Après un moment, la causerie languit. J’écrivais sur mon carnet quelques notes, quand j’entendis la conversation de deux personnes qui s’approchaient de nous. Je regardai; les voix paraissaient se rapprocher. Cependant les causeurs mystérieux semblaient stationner derrière un muret de terre, à quelques mètres de là. Je me levai, et j’en fis le tour sans rien découvrir. La sorcière dormait paisiblement, bouche close, dans une posture abandonnée. Vivement intrigué, je repris mon crayon et mon papier, lorsque mon nom fut prononcé trois fois, derrière moi et assez haut, comme descendant des arbres qui entourent les ruines de leur forêt miniature. Cette fois, je ne quittai pas des yeux Naïa, laquelle reposait innocemment. Je la secouai et lui racontai l’aventure. Son visage demeura impassible et elle termina :
— Tu as rêvé, mon fils !”
Jamais personne d’autre ne me fit un portrait aussi élogieux ! Quand je vous disais que c’était un vrai “Monsieur”. Ce jour là, il me pria de faire devant lui l’épreuve du feu sans doute pour vérifier les dires des uns et des autres concernant mon insensibilité à la brûlure. Il me mit entre les mains des allumettes enflammées sans que j’en fus affectée. De mon propre chef, pour l’impressionner un peu plus, je sortis du feu des tisons rougeoyants et les posai sur ma paume ouverte en les laissant se consumer jusqu’à ce qu’ils noircissent.
— Oh ! Tu ne me prendras pas en défaut, mon fils, et je te dirai, si tu le veux, tous tes secrets d’amour. Ah ! vois-tu, il m’en vient des galants d’ici et d’ailleurs, cherchant des pouvoirs pour être aimés; et aussi des filles, des chambrières, des gardeuses de bêtes, qui rêvent d’être choisies du fils de leur fermier pour devenir bourgeoises et maîtresses du logis. Tiens, regarde là-bas cette jolie fille de la métairie de Rieux; elle est ma petite amie. Jeanie épousera le fils d’un monsieur de la ville. Je le lui ai promis, et elle sera une dame.
Tout en laissant mon sympathique photographe dans une grande perplexité et profitant d’un souffle qui agitait les grands marronniers, je m’en fus en silence dans un léger bruissement. Je ne revis jamais ce Charles Géniaux, mais grâce à lui, je peux réapparaître ici et là, aujourd’hui et demain. Il m’arrive toujours de hanter les souterrains du château de Rieux. Un jour, si vous y faites une petite visite pour me rencontrer (si ma foi, la révélation de votre misérable destinée ne vous effraie pas trop), prononcez doucement mon nom trois fois: “Naïa, Naïa, Naïa !” Et vous verrez !
Rochefort-en-Terre est une jolie cité du Morbihan nichée sur une crête rocheuse. Elle est bordée au nord par les Landes de Lanveaux et est entourée de Pluherlin et de Malansac. Vannes est à une quarantaine de kilomètres.
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